20190519

Le poumon gauche de la nuit

à ma mère, Bernadette Alexandre-Bouchet



ai-je déjà tout dit
que tout s'échappe 
déjà
l'aube est une erreur
le crépuscule, une idole
le jour
une faute de frappe

quel étrange voyage m'as-tu fait faire?



une bête sauvage à chaque doigt
je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
cherchant
du bout de la langue
une nouvelle langue à épuiser
je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
une langue à dresser
une langue à dormir debout
je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
une langue thermomètre
pour mesurer l'absence de tes mains
sur ma langue
une langue sans structure
& déchue de ses droits linguistiques
je m'avance et m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
& les langues de se succéder dans ma bouche
sans jamais y planter suffisamment leurs crocs
pour saisir ce que le vent, les revolvers en friches, l'été qui se condamne, les oreilles dans les branches me cèdent de terrain dans le poumon gauche de la nuit
mais je m'enfonce et m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
sans lampe ni valium
sans autre secret que celui d'être moi
je m'enfonce & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
autrefois, lorsque mes dents paraissaient encore neuves, j'ai écrit mon prénom à l'envers
j'ai comme renversé ma langue pour y loger quelque chose que je cherche encore
dans le poumon gauche de la nuit
j'ai écrit
& ce que j'ai écrit n'était pas bon à lire dans toutes les têtes
(Je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit)
c'est ce depuis
que je cherche aujourd'hui dans le poumon gauche de la nuit
ce depuis
que je m'obstine à chercher dans le poumon gauche de la nuit
le poumon gauche de la nuit
le poumon gauche de la nuit
je T'écris depuis
le poumon gauche de la nuit
-------
renverser sa langue...
flèche-fœtale (re)tournée vers sa souche utérine
flèche à flesh dans le poumon gauche de la nuit
(à l'intérieur duquel je m'avance & m'obstine...)
- l'écriture est un piercing à la langue -
on n'écrit qu'avec une langue trouée
le reste
n'est que littérature
or je m'enfonce & m'obstine hors la littérature...
renverser sa langue...
flèche-utérine pour ne faire plus qu'un avec toi
flèche-flesh-origine-du-monde
dans le poumon gauche de la nuit
renverser sa langue
pour la retrouver dans un désordre d'organes et de lettres
(je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit)
-------
tu es encore vivante
dans le poumon gauche de la nuit
c'est pourquoi je m'enfonce un peu plus
dans le poumon gauche de la nuit
tu ES le poumon gauche de la nuit
& c'est pourquoi je m'obstine...
quel est ton véritable nom?
m'aimes-tu encore?
je m'avance & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
j'avance au milieu de fruits étranges: d'avocats en bleu de travail, de melons en costard-cravate, de brugnons enragés mais je ne t'ai pas encore retrouvée
dans le poumon gauche de la nuit
tu es partout-nulle-part
je suis partout-nulle-part
dans le poumon gauche de la nuit
-------
je te téléphone parfois/toujours
depuis le poumon gauche de la nuit
je compose un numéro formé de souvenirs épars
& de Lila
mais tu ne réponds pas
à mes appels
tu t'abonnes à l'absence
tu t'abonnes à l'absence
& moi
j'arrive au bout du fil
qui me retient
au combiné.
(et pourtant TU m'obstines à souffler
dans le poumon gauche
de la nuit).
-------
j'avais 4, 7, 11, 27 ou 34 ans
que je ne savais rien
du poumon gauche de la nuit
les rotules couraient après leurs omoplates
que je ne savais toujours rien
du poumon gauche de la nuit
& pourtant ce souffle
hhhhm hhhhhm
asthme asthmatique dans le poumon gauche de la nuit...
toi tu savais
toi tu savais
mais ne disais rien
chut chut chute verti-
gineuse
cale
ou autre sphère en V
toi tu savais
mais
ne disais jamais rien...
(je m'enfonce et m'obstine
dans le poumon gauche de la nuit...)
une nuit
je violerai ton alphabet
& lui ferai dire tout ce que tu cachais
dans le poumon gauche de la nuit
je violerai
UNE A UNE
chaque bronche
du poumon gauche de la nuit
du poumon gauche de....
-------
les hommes ne seront jamais que des hommes
y compris à l'intérieur de ce poumon
dans lequel je m'avance
& m'obstine
pourtant
à devenir femme...
de quelle couleur étaient tes nuits ?
quels étaient les fruits dans lesquels tu rêvais de mordre
avant que nous ne rongions tes dents
avec nos ongles ?
je voudrais te connaître nue
déshabillée de tes grossesses
& de ces courriers auxquels tu ne pouvais répondre
qu'avec des nerfs
aiguisés au taille-crayon
je voudrais enfin te connaître
dans le poumon gauche de la nuit
je voudrais découvrir ta langue
pour recouvrir la mienne
dans ce désordre d'organes et de lettres
qu'est le poumon gauche de la nuit
-------
c'est la gorge nouée
que je m'avance et m'obstine
dans le poumon gauche de la nuit
& que je m'invite au milieu d'une flore aux genoux souples
respirant ça et là l'odeur de ta voix
pour ne pas me perdre
dans le poumon gauche de la nuit
c'est la gorge nouée que je te déchiffre
- mais tu le sais déjà -
ce n'est pas ta main
- mais son absence -
qui m'étrangle
-------
les trafiquants de sérotonine
& autres laboratoires en complet-vestons n'ont pas leur place
dans le poumon gauche de la nuit
seules l'ont quelques chaises
maigres
sur lesquelles on ne peut qu'asseoir
sa solitude
& quelques polaroids
maigres
eux aussi...
il est difficile de ne pas s'asseoir
dans le poumon gauche de la nuit
& pourtant je m'avance & m'obstine
dans le poumon gauche de la nuit
à la recherche de cette langue
définitivement maternelle
sans laquelle je ne ferai(s) que tituber
hors du poumon gauche de la nuit
un arbre tiré à quatre épingles
me soumet une charade
je l'observe avec des yeux de fauve
"mon premier est un miroir
me chuchote t-il
mon second
un miroir
& mon tout
quelqu'un qui cherche sa langue
dans un miroir"
l'arbre m'observe
il sait que je ne lui répondrai jamais mon nom
mais celui d'un enfant
que tu ne connaîtras jamais
c'est pourquoi je m'enfonce & m'obstine
dans le poumon gauche de la nuit
à la recherche de...
ce quelque chose
que je finirai bien par enfreindre
au nom de ma mère
de son fils
& de ce saint-esprit
maquillé
comme un trottoir
-------
des secrets
nous en aurons encore
dans le poumon gauche de la nuit
des secrets d'alcôves
des secrets en forme d'oiseau
ou de linge froissé
en famille
des cartes-secrètes-famille-nombreuse-S.N.C.F
pour voyager secrètement
(& peut-être ensemble)
dans le poumon gauche de la nuit
de temps en temps
(& c'est un secret)
je mets le masque que tu m'avais confié
lorsque nous étions à portée de langue
pour m'aventurer hors
du poumon gauche de la nuit
je mets un masque et perds mes clefs
pour donner le change
& me confier aux mots fléchés
que tu lançais de
ta voix de voix
"il fallait bien qu'une voix réponde à tous les noms du monde"
il le fallait
& aujourd'hui
il me faut
porter ma propre voix
sur des épaules aussi
vaste que le vide
je m'époumone
hors du poumon gauche de la nuit
-------
(nous nous coifferons de stéthoscopes
pour écouter ensemble
la vie qui ne cesse de battre
dans le poumon gauche de la nuit
nous nous coifferons d'oranges
pour mettre un point final à mes prisons
& aux tiennes
que dirais-tu d'...
que dirais-tu d'...
que dirais-tu de m'attendre
dans le poumon gauche de la nuit?)
-------
le bruit court ici
que les bouches ont des jambes
& que la tienne chante sa course
dans le poumon gauche de la nuit
ici un sifflement -
là - le parfum d'un cri
partout - la tessiture de tes mains
déguisée en fruit
les bruits courent et se cueillent
dans le poumon gauche de la nuit
-------
& voilà maintenant que mes cheveux se confondent aux vignes
qui tapissent en riant
le poumon gauche de la nuit
tandis que je m'enfonce et m'obstine en toi
désormais je sais
qu'il me faut t'attendre ici
- dans cet amas de plantes fiévreuses -
jusqu'à ce qu'on y récolte
ma colère & mon sang
je ne te ferai pas signe
je t'attendrai sagement
quel âge auras-tu
lorsque tu viendras danser dans mes cheveux
& que les tiens se prendront à mes branches?
tu seras belle voilà tout -
et je t'observerai avec des yeux de bal
sans dire un mot
enfin libre de me taire
dans le poumon gauche de la nuit
-------
ce trèfle à cinq feuilles
dans lequel tu tenais
serrée
ma main (1985/86 ?)
me portera - peut-être - chance
dans l'entreprise que je m'emploie
aujourd'hui
- à entreprendre -
dans le poumon gauche de la nuit
ce trèfle
- dont les feuilles se réfugient désormais
au pied de l'arbre
contre lequel je noie
l'alcool
qui me noie -
me portera - peut-être - chance
dans l'entreprise qui m'emploie
aujourd'hui
- à m'entreprendre -
en main
....
(je voudrais te confier aux mots
mais les mots ne seront-ils jamais
autre chose
que des trèfles à trois feuilles?)
-------
immobile
& sans autre mobile que cette langue
que tu m'as arrachée
un soir de juin
je patiente & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit
- cheveu(x) sur la langue -
suis-je & serais-je autre chose
qu'un cheveu sur ta langue?
(je patiente & m'obstine dans le poumon gauche de la nuit)
tu t'approches & m'échappes
tu t'approches & m'échappes
tu te mélanges aux couleurs que j'emploie
pour peindre ce poumon
qui n'existe pas
tu te mélanges à la nuit
à ce qui m'effraie
à ce qui me fait rire
- encore -
tu te mélanges à toi-même
tu te mésanges & t'envoles
je t'observe sans te voir
je ne veux pas que tu me voies
j'irai piocher ma langue ailleurs
j'irai piocher ma langue ailleurs
que
dans le poumon gauche de la nuit
-------
les jours (les nuits?) passent comme ailleurs
dans le poumon gauche de la nuit
- calendrier d'allumettes avec lesquelles j'allume toujours
ma dernière cigarette
365 fois par heure -
je te devine pourtant
dans le poumon gauche de la nuit
je te devine & perd le nord
dans cette confiture d'obstacles
sur laquelle je m'étale
comme le pain sur sa croix
je te devine - parfois - dans cette forêt d'indices
je te devine et pourtant
pourtant
je devine
qu'il me faudra encore t'attendre
dans le poumon gauche de la nuit
-------
une bête sauvage à chaque doigt
je t'aperçois enfin dans le poumon gauche de la nuit
tu y es plus jeune que moi
abstraite & légère comme une carte postale que l'on s'enverrait soi-même
tu y es plus jeune que moi
& tu n'es plus ma mère
- enfin -
mais une addition sans fin de rêves, de fantasmes & de lumière
& voilà que tu danses dans ces vignes ébouriffées
que je coifferai aujourd'hui en ta mémoire
je t'aperçois
- enfin -
dans le poumon gauche de la nuit
je peux te peindre
- enfin -
dans le poumon gauche de la nuit
avec cette langue trouée
qui fût toujours la nôtre
(au dehors, une femme m'attend
elle danse elle-aussi
elle danse &
sans le savoir
répare la surface égarée du monde)